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à J.B. et M.B.A. pour m'avoir donné l'histoire de Michelle
J’ai rencontré Claude presque trois ans après avoir emménagé dans l’immeuble. C’était ma voisine du dessus. D’elle, je ne connaissais que des bruits nocturnes furtifs : des pas traînants, des coups sourds, des chutes d’objets. C’est que je n’étais jamais là en journée, je travaillais à l’autre bout de la ville. Je quittais l’appartement à cinq heures et ne rentrais chez moi qu’à dix-neuf.
Claude a cessé d’être une présence virtuelle lorsque je suis tombée enceinte. Comme j’avais beaucoup de trajet, que je restais debout à piétiner toute la journée, j’ai eu des contractions dès le sixième mois. Mon médecin a préféré m’arrêter…
Les journées étaient longues et ennuyeuses, je n’avais pas grand-chose à faire. Je lisais, regardais la télé, écoutais la radio ou me perdais dans la contemplation de la circulation en bas de chez moi.
J’avais peu de visites, une amie de temps en temps passait faire un coucou.
Ma grossesse solitaire était assez triste. Je n’arrivais pas à m’intéresser à mon ventre, à imaginer ce que serait ma vie lorsque ma fille serait là.
J’ai donc prêté plus d’attention aux sons alentours. Et Claude était particulièrement bruyante en journée. J’avais l’impression qu’elle déplaçait des meubles, qu’elle manipulait du verre. J’imaginais alors des petites histoires. Cela me distrayait.
Par contre, plus la grossesse avançait, plus cela me gênait. J’avais du mal à dormir la nuit, je faisais donc la sieste en journée, et les bruits soudains me faisaient toujours sursauter.
Mais je ne protestais pas, car rien ne m’effrayait plus que la perspective d’être confrontée au silence.
La première fois que je l’ai vu, je ne savais pas qui elle était.
J’avais rendez-vous au laboratoire pour des analyses. L’échéance approchait, je rentrais dans le neuvième mois, et j’avais du mal à marcher. Je ne prenais plus les escaliers, descendre les quatre étages m’épuisait : ma fin de grossesse a été ponctuée de petits maux et désagréments.
J’ai appelé l’ascenseur.
Quand les portes se sont ouvertes, j’ai eu un mouvement de recul, une forte odeur d’alcool m’a agressé. Je suis rentrée, le cœur au bord des lèvres, et me suis calée le plus loin possible de la vieille femme qui se trouvait là.
Mais l’ascenseur était petit et mon ventre énorme. Malgré mes efforts, nous n’arrêtions pas de nous effleurer. C’est qu’elle titubait… Elle m’a regardé en souriant. J’ai baissé les yeux.
C’était une femme repoussante.
Elle sentait extrêmement mauvais, l’odeur d’alcool se mêlait à de fortes odeurs corporelles, urine, sueurs, haleine chargée. Des détails écœurants me restaient en mémoire malgré mes yeux au sol. Ses cheveux gras pleins de pellicules, les grosses trainées noires qui maculaient les plis de son cou, les boutons sur son visage boursouflé, son chemisier blanc couvert de taches.
Comme je regardais le linoléum de l’ascenseur, je voyais aussi ses pieds. Elle avait des tongs crasseuses, et les ongles de ses orteils longs et noirs étaient tout déformés. L’envie de vomir me tenaillait.
Je ne l’ai ensuite plus croisé avant mon accouchement.
Leïla est arrivée un lundi matin. J’avais appelé un taxi et m’étais rendue seule à l’hôpital. Je me rappelle de la chambre impersonnelle et dépouillée. Je me rappelle avoir regardé par la fenêtre les jours se lever. Je me rappelle les petits cris de Leïla qui remplissaient la nuit.
Nous sommes rentrées à l’appartement, et nous sommes apprivoisées pendant les deux mois qui suivirent. Claude faisait encore du bruit, mais cela ne me gênait plus… Leïla s’était même habituée à ce fond sonore. C’était une enfant sage, elle pleurait peu.
Elle me regardait parfois de ses grands yeux noirs pendant de longues minutes, et j’avais peur. Les bruits de Claude m’aidaient à ne pas m’enfoncer dans son regard.
Les visites de mon amie s’espacèrent. Mais je me sentais moins seule depuis que j’avais Leïla. Et les choses devinrent rapidement routinières.
J’ai pu reprendre le travail dès la fin de mon congé maternité. Leïla allait à la crèche collective du quartier. En tant que mère célibataire, j’étais prioritaire.
J’ai même pu négocier un changement de poste avec des horaires moins lourds. Je partais à huit heures au lieu de cinq, j’étais contente.
J’ai recroisé Claude dans l’ascenseur. J’allais amener Leïla à la crèche. Elle m’a fait un clin d’œil et a fait un signe à ma fille
- Bonjour bébé, moi c’est Claude…
Elle était toujours aussi repoussante.
Elle s’intéressait beaucoup à Leïla. Elle lui faisait des grimaces hideuses lorsqu’elle la voyait dans mes bras. Leïla la regardait sans réagir ou parfois pleurait. C’était pathétique cet acharnement à entrer en contact avec elle. Cela me faisait de la peine, je ne sais pas pourquoi.
Malgré l’odeur et mon dégoût, je trouvais sa présence bienveillante, jamais elle ne cherchait à la toucher. Elle la regardait et faisait ses grimaces. Si Leïla pleurait, elle faisait toujours un bruit de langue et disait :
- Ouh, je te fais peur petite fille, pardon…
Nos rencontres dans l’ascenseur étaient réglées comme du papier à musique, dans les gestes et dialogues. Et peu à peu, la voir tous les matins me rassurait. Elle n’était pas complètement saoule. Elle descendait justement faire le plein...
Leïla a eu deux ans.
Ma vie monotone était traversée de ses cris et découvertes. Je la regardais grandir étonnée.
Claude venait de temps en temps à la maison. Comme j’avais le téléphone, elle m’avait un jour demandé si elle pouvait passer un coup de fil à sa mère… J’avais dit oui, et depuis elle nous rendait visite régulièrement. Nous ne nous parlions pas ou très peu, elle venait pour ma fille. Elle faisait le pitre ou lui racontait des histoires.
J’aimais bien la regarder faire. Elle lui disait des choses étonnantes :
- De sa rive l’enfance
Nous regarde couler :
« Quelle est cette rivière
Où mes pieds sont mouillés
Ces barques agrandies,
Ces reflets dévoilés,
Cette confusion
Où je me reconnais
Quelle est cette façon
D’être et d’avoir été ? »
Et moi qui ne peux pas répondre
Je me fais songe pour passer au pied d’une ombre
C’était de la poésie, je ne savais pas si c’était d’elle ou pas. Je ne lisais jamais de poésie.
Je n’éprouvais plus le besoin de lire depuis que j’étais maman.
En tout cas, Leïla adorait l’entendre déclamer… Elle riait, virevoltait. Claude rosissait, mais ne faisait pas un geste. C’était toujours sa limite, elle ne la touchait pas.
Un jour, Claude m’a offert un livre. L'auteur était Jules Supervielle
- Tu le donneras à la petite quand elle sera plus grande
J’ai regardé le livre, il y avait le tampon de la bibliothèque du quartier. J’ai pensé qu’elle l’avait volé et j’ai eu honte de ce cadeau. Je ne m’en suis pas débarrassée, mais je l’ai caché dans ma chambre. Je n’avais pas l’intention de l’offrir à Leïla.
La dernière fois que je l’ai vu, elle a dit à Leïla en riant :
- Aujourd’hui est un fauve, demain verra son bond
Je me rappelle qu’elle portait une robe beige toute sale. C’était un peu avant Noël...
Je ne sais pas qui, mais on l’a retrouvé morte chez elle le 29 décembre.
Je n’ai rien dit à Leïla.
J’ai pleuré.
Nous avons retrouvé notre vie solitaire.
Leïla voulait voir Claude...
J'ai fixé ses yeux noirs et j'ai dit :
- Claude est en voyage, elle cherche des histoires.
Elle va les envoyer, et je te les lirai...
Je suis allée chercher dans ma chambre le livre qu'elle m'avait donné.
Sur la couverture, il était écrit : La Fable du monde, suivi de Oublieuse mémoire...
écrit de MuLM, décembre 2008
"L'enfant et la riviere" Jules Supervielle
"Aujourd'hui est un fauve, demain verra son bond" René Char
Photo extraite de la la page de Folefevre