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samedi 5 janvier 2019

Une âme nationale, poème de Lidija Dimkovska

Depuis que mon frère s’est pendu avec le câble téléphonique
je peux lui parler au téléphone pendant des heures.
Le bouton est toujours appuyé sur Voice
afin que ses mains soient libres

pour coller des affiches sur les poteaux du Très-Haut
et pour qu’il puisse m’exhorter au débat ardent sur le thème :
Est-ce que l’âme est nationale ?
Tremblant d’émotion, nous cherchons ensemble,
moi, ici-bas, lui, dans l’au-delà.
La science a prouvé que l’âme russe, par ex. n’existe plus,
que celui qui rêve des anges, les écrase dans la mort comme une ombre.
Peut-être existe-t-il une âme turque, râle mon frère dans le combiné,
car chaque matin il écoute le grésillement de la théière de Nazim Hikmet
avant qu’il roule le petit chariot de gevreks
jusqu’aux portes de la terre. “Je vais t’en acheter un pour la paix de ton âme.”
Et puis, essoufflé, il se tait. Et nous cherchons alors l’âme macédonienne
sur les plaques d’immatriculation du chemindieu Est-Ouest
dans des boîtes en carton portant l’inscription “N’ouvrez-pas ! Gènes!”,
chargés sur le dos de cadavres transparents.
Mais tu ne peux te reposer sur des cadavres.
Les cadavres sont des immigrants illégaux,
avec leurs organes gonflés ils s’introduisent dans les pays des autres,
avec leurs cavités et les pointes de leurs os
ils creusent leur dernière tombe.
Ils provoquent là-bas la dernière rixe
pour les cieux nationaux
et pour l’âme qu’on ne possède plus.
Il y a toujours plus d’hommes sans âme, d’âmes sans nom.
Dans l’autobus, ils ne se lèvent pas, les uns sans les autres ils vont au loin,
ils se cherchent par des intermédiaires, mais ne se rencontrent pas.
Les nations se cassent des œufs sur la tête.
Mon frère désespère. Moi, je deviens A-nationale.
Le câble téléphonique qui nous relie
brouille les mots à cause de ma main moite,
il ramène le téléphone contre le mur et le rentre dans la prise.
Pourquoi pour les malheureux de l’au-delà
n’ouvre-t-on pas une ligne SOS gratuite ?
Pourquoi n’ai-je jamais appris à arrêter quelqu’un sur son chemin vers la mort ?
Moi aussi, tout comme mon frère, depuis ma naissance, je coupe les cheveux en quatre,
une révélation à tout prix, la défiguration du sens.
Et les âmes des êtres qui coupent les cheveux en quatre
finissent de trois façons : pendues à un câble téléphonique,
dans le corps des poètes ou bien, l’un et l’autre.



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