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mercredi 4 mars 2020

Le dire

Il avait grincé entre ses dents Fourre-toi ça dans le con, elle n’avait pas réagi. Il lui avait jeté son sac à la figure, elle n’avait pas cillé. Elle avait ramassé le sac et l’avait suivi.

Elle allait vite. Malgré ses pieds nus, elle n’avait aucun mal à garder le rythme. Les graines de filaos mordaient la plante des pieds plus fort qu’une colonie de fourmis rouges. Quand il accélérait, elle accélérait d’autant. Elle voyait les grosses gouttes de sueur couler sur son cou tendu. Elle, elle transpirait à peine, même si l’odeur forte qui montait de ses aisselles témoignait de l’effort soutenu. C’est qu’elle le suivait depuis longtemps. Une heure ? Deux heures ? Combien de temps au final ?


Ils s’étaient retrouvés comme chaque après midi en bord de mer. Elle était la seule fille dans la bande. Les gars ne l’aimaient pas, mais acceptaient sa présence parce que c’était elle qui ramenait les bières. Elle qui n’avait pas peur de passer au nez et à la barbe des gros bras du Jumbo pour subtiliser un pack ou deux pendant la livraison des marchandises du petit matin. Non pas qu’elle soit particulièrement discrète ou agile, elle courait juste très vite.

Elle avait toujours couru vite. Elle n’avait pas grand-chose à elle, pas grand chose dont elle put être fière, à part ses deux pieds vieillis avant l’âge à force de fuir des menaces imprécises du matin jusqu’au soir. Deux pieds que le sable, la terre, et le temps, avaient recouvert d’une corne épaisse d’un brun indéfinissable.

Ils ne l’aimaient pas, sauf lui qui l’aimait un peu. Peut-être. Ou qui faisait semblant. Elle s’en fichait au fond. Dans le quartier, elle était la seule qui fréquentait des zoreils. La seule qui pouvait dire, si quelqu’un le lui avait rien qu’une fois demandé, qu’elle avait couché avec un blanc. Qu’elle avait vu la queue flasque, et pâle, et triste, d’un blanc. Il bandait mou, mais bandait pour elle. 

La nuit, chez elle dans le lit, la main contre sa bouche, elle retenait un rire pour ne pas réveiller sa petite sœur allongée contre son flanc. Pour ne pas donner raison à son aînée qui la regardait, depuis qu’avait commencé cette pitoyable histoire, avec un air désapprobateur et une moue de mépris de plus en plus marquée.


Ils avaient éclusé une quinzaine de canettes à eux quatre, quand elle avait décidé de lui dire. Il faisait chaud, les alizés n’atténuaient pas la moiteur de l’été austral. Ils étaient allongés sur le sable, étourdis d’alcool et de soleil, quand elle lui avait dit. Il riait bêtement, sa bouche mince largement ouverte sous les rayons violents, quand elle avait murmuré au creux de son oreille. Il n'avait pas compris, des mots semblaient manquer, et la phrase incomplète restait suspendue devant ses yeux fébriles. Il ne comprenait pas. La couleur de peau n’était pas le seul obstacle entre eux : ils ne parlaient pas la même langue. Cela ne datait pas d’hier et cela n’était pas sur le point de s’arranger.

Il l’avait regardé interdit, puis lui avait montré la bouteille en bafouillant dans une pluie de postillons Fourre-toi ça dans le con. Sa phrase aussi n’avait aucun sens, il le savait. D’ailleurs elle était restée impassible, sûre d’elle et du fait que sa peur ne le sauverait pas.

Alors, ironie de la répétition d’une histoire inversée, il s’était levé pris de panique, et s’était mis à courir. Droit devant. Sans un regard en arrière ou presque. Kroi pas ou sa chaper, mounoir… il l’entendait la petite litanie créole dans sa respiration bruyante de femme lourde. Au début, il lui avait lancé des poignées de sable, comme si cette terre qu’il ne connaissait pas avait le pouvoir de ralentir la traque, comme si l’île - la bienveillance même pour ses airs conquérants, avait le pouvoir d’arrêter cette espèce de rouleau compresseur. Ou sa ou kroi ou sa kachette ? Il voulait échapper à cette fille, à ses cheveux crépus, sa bouche lippue, ses seins énormes qu’il tétait avidement la veille encore, sa peau luisante comme la nuit qui étendait avec ses quelques mots, son ombre monstrueuse sur son corps en sueur.


Il avait quitté la plage, avait pris la route pentue qui menait vers les hauts. Un point de côté lui coupait parfois le souffle et l’arrêtait brutalement : il n’avait pas l’habitude des chemins escarpés. Il ramassait un caillou, un galet, puis le lançait aveuglément vers elle. Parfois il la touchait, d’autres fois non. Des filets de sang coulaient au fur et à mesure sur ses joues et ses bras. Mais elle ne bougeait pas sous les projectiles, elle attendait juste qu’il recommence à courir, que chacun retrouve, au bon moment, sa place.

Ils étaient dans l'île, condamnés à tourner en rond. Il n’y avait aucun moyen d’échapper à cette histoire, la leur, la sienne. Que connaissait-il au marronnage, hein ? Rien ! Il n’avait pas inscrit dans la peau l’endurance, que les dangers et les manques avaient inscrite dans la sienne. Peau trop pâle, pieds trop faibles. Il suffisait d’attendre, oui. Elle le lui avait dit. Et cette phrase qu’il ne voulait pas comprendre, finirait par pénétrer sa chair aussi sûrement que les mailles de la chaîne entravant leur course sans issue.

republication




samedi 13 octobre 2018

j'écris je n'écris pas

j'écris je n'écris pas j'écris un peu beaucoup j'écris à la folie j'écris des mots j'écris des phrases j'écris des lettres j'épelle je pèle sur la langue dans l'oreille écris j'écris je mâche remâche ressasse en boucle j'écris je n'écris pas j'écris un peu j'aligne des signes des mots du noir j'écris dans l'obscurité je n'écris pas j'écris sans queue ni tête j'écris ce qui n'a aucun sens ce qui n'a pas de prix écrire j'écris je n'écris pas je dis avec la bouche je trace des lettres des mots des phrases j'écris noircis la page j'écris un peu je n'écris pas écrire que j'écris n'est pas écrire mais occupe l'espace la page le vide autour j'écris la langue les dents la tête j'écris je crie je ne suis pas un peu beaucoup à la folie j'écris je fais semblant agite le doigt la main dessine des gestes comme des mots des gestes comme des sentiments je n'écris pas je vis un peu à la folie j'écris je n'écris pas répète en boucle les mêmes mots j'entends comme un leitmotiv que j'écris une transe que je n'écris pas écris que ce n'est pas la poésie la logorrhée la diarrhée de mots les mots ça coule ça poisse ça tâche les mots ça laisse des traces j'écris je n'écris pas je palimpseste m'efface j'efface j'ouvre la bouche les yeux la main j'écoute je crie les nouvelles les récits la phrase le mot la mort j'écris sur l'écran dans la rue sur les corps à moitié je n'écris pas le corps à moitié vivant écris regarde avec la glotte avec les pores avec la peur j'écris la peau  j'y mets des mots j'écris l'aride les rides les sillons les cellules je n'écris pas les signes multiplient mutent j'écris les lettres malignes anormales je chimiothérapie je radiothérapie j'écris la maladie le vers qui rampe qui rance je n'écris pas pourris fais semblant je mens réponds pose posture poésie j'écris j'écris à lui à elle à celui qui n'entend pas je n'écris pas le manque de chair le manque d'actions l'absence le vide écrit le trop plein j'écris je n'écris pas je soûle je tombe le texte n'a pas de fin les mots n'ont pas de but j'écris pour rien.

lundi 27 novembre 2017

Bouche pleine

tu es assise à table, à faire tourner entre ton pouce et ton index
une coupe remplie d'alcool, disons... du champagne
à laper, tu te reprends, à siroter quelques gorgées, entre deux rires et un regard

/

soudain tu te mets à tousser en postillons serrés, le rêve démesuré
tu bois une bière dans un bock, assise à la table écaillée
pendant que lui regarde dans l'autre pièce, un truc ou l'autre à la télé

/

tu tousses, mais ce n'est pas la bière ou la peur qu'il te voit
à cette heure déjà en train de picoler, qui te fait crachoter
la télé est à fond, il ne t'entend jamais

/

tu bois vite, tu manges vite, tu vis vite, faut faire passer tout ça
lui ou un autre, tu avales, tousses, t'étouffes
ton rêve comme une arête coincée en travers de la gorge

/

faut faire passer tout ça...
t'avais dit ça aussi quand elle avait pris l'aiguille à tricoter
t'avais dit ça tout pareil sans majuscule ni point d'exclamation
l'aiguille à tricoter en métal blanc

/

l'envie de tricoter t'est d'ailleurs passé d'un coup
quand ton regard se pose maintenant
sur la pelote dans le panier
c'est bizarre, tu penses à un crâne réduit en miettes
les fils de laine en boule, comme du tissu cérébral, emmêlés

/

de toute façon, le tricot c'était pour faire plaisir à ta mère
le genre de truc, penses-tu, qui plaît aux hommes, avec les turlutes
le rouge te monte aux joues, parce que ce mot tu ne le dis jamais, ta mère si

/

ton assiette est rouge, tu pensais que peut-être
la couleur passerait avec la mousse
tu as beau picoler, toujours le rouge  devant toi
les spaghettis figent dans la sauce grasse
il est neuf heures, tu n'as pas faim

/

l'assiette te donne des hauts le cœur, il ne dit rien
- il ne dit jamais rien
il n'a rien dit la veille, quand tu t'es soudain arrêtée de manger
quelque chose coincé dans l’œsophage
il a juste frappé la table très fort
du plat de la main

/

alors tu avais mis l'assiette au frigo, sans rien dire toi non plus
parce que c'est toujours pareil, tu ne peux t'empêcher de faire tout de travers
non contente de vivre aux crochets de la société, de ta mère, des hommes
tu ne peux t'empêcher de te faire remarquer

/

le ventre
la bouche pleine
l'aiguille à tricoter
tout ce que tu avales
tu le recraches

/

ce matin, tu as ressorti l'assiette
car tu ne peux pas passer ta vie à gaspiller
tout ce qu'on s'échine à te donner

/

ce matin, tu regardes l'assiette
au milieu de tes rêves qui hoquètent
tu avales des bières, l'estomac au bord
tout au bord des lèvres
en chipotant encore
les restes du repas d'hier

2012 (republication)

dimanche 27 août 2017

Publication sur Urtica : Tableau

Publication d'un court récit Tableau chez Urtica Lit Blog, le blog littéraire de Walter Ruhlmann. Un extrait pour la route :

"Ça avait commencé bizarrement. D’abord elle avait saigné. Le jour même où Bob était parti. Pure coïncidence bien sûr. Même si elle trouvait assez drôle de saigner des deux côtés. Enfin drôle, elle n’avait ri qu’intérieurement, ses lèvres enflées était trop douloureuses. De petits filets de sang formaient des lignes courbes sur son menton et son cou. Un flux irrégulier dessinait des routes en lacets sur ses cuisses et ses jambes. Elle était allongée par terre devant le miroir, et regardait la cartographie misérable s’élaborer sur sa peau en rouge et brun.

Bob était parti. Avec les meubles. Et l’argent. Il n’avait laissé que l’armoire et son miroir tout piqué, que sa tête heurtait plus d’une fois à son tour, quand la colère montait. Elle voyait dans les lignes brisées, le reflet de son corps mâché. C’était étrange, on aurait dit une carte du monde divisée en continents irréconciliables. Il y avait ces espaces vides, ces frontières, ces montagnes jaunes ou bleues - tout dépendait du début de leur formation, ces minces rus vermillon et cette rivière pleine de caillots grenat qui tentaient de recréer l’océan sous ses fesses.

 La fin sur Urtica Lit Blog donc 



lundi 13 février 2017

Publication sur Urtica Lit Blog


Publication d'un court récit Les lèvres de ma mère chez Urtica Lit Blog, nouveau blog littéraire de Walter Ruhlmann. Un extrait pour la route :

"Lorsque j'étais petite, nous allions manger chez mes tantes le dimanche. C'était la belle époque pour ma mère, ça buvait sec, ça fumait tout autant. Entre le café et le digeo, maman racontait immanquablement à ses sœurs captivées, comment ma grosse tête oblongue avait déchiré son con. Elle disait ça en me couvant d'un regard plein d'amour, le genre de regard glaireux qui poisse et vous cloue. Je restais silencieuse. J'écoutais pour la énième fois le long passage, revivais le glissement interminable dans son vagin. Les tantes s'enivraient de paroles, elles n'avaient pas d'enfant.



J'imaginais leur bassin tout sec s'agiter la nuit, je les imaginais se remémorer, filet de salive sur oreiller mou, les lèvres rouges de maman se déformant sous l'articulation du mot sexe. Le mot. J'aimais le répéter, le tordre. Ma mère m'a donné ça aussi. Avec l'obsession de son corps, le jouir des mots. Mon enfance a été bercée du récit maintes fois réinventé de l'expulsion de mon corps hors de son ventre, de la dilatation jusqu'au point de rupture de ses pauvres huit centimètres de chair sous mes cinquante vagissant et rougeauds.

 Le début et la fin sur Urtica Lit Blogdonc 



samedi 14 mai 2016

L'odeur

Il a toujours aimé être tiré à quatre épingles. Dès son plus jeune âge. Sa mère se rappelle combien il pouvait être insupportable le matin quand arrivait l’heure de l’habillage. Elle s’agaçait, le père haussait le ton, les frères râlaient… Philippe ne bronchait pas ; il supportait cris, coups, moqueries pour obtenir la chemise ou le pantalon.

Chez les Kovacs, la vie n’était que manque, d’argent, d’espace, de souffle. Le père travaillait pour nourrir la famille, la mère élevait les enfants, les enfants poussaient. Alors l’aspect extérieur, les vêtements.. « Conneries, disait le père, garder son boulot, nourrir les gosses, payer ses factures, ça, ça a du sens  ».

Il y avait quatre enfants. Quatre garçons, et peu de temps pour le superflu. Les vêtements, les jouets, les livres, tout devait servir successivement aux gosses. Être solide, durable. La mère avait même poussé l’esprit pratique jusqu’à maîtriser ses cycles. Elle avait mis au monde ses enfants tous les deux ans. « Pas de souci du coup pour la transmission des vêtements des aînés aux plus jeunes… ». 
Mais il y avait Philippe, le dernier. Obnubilé par son apparence. Au poids d'une existence morose et pénible, s’est ajoutée l’insolence de ses désirs. À l’adolescence évidemment, le fils et le père se sont heurtés puis ne se sont plus parlés. Jusqu’à la mort du vieux.

La mère n'avait jamais compris d’où venait la crispation de son fils sur les questions vestimentaires. Était-ce parce qu’il était le plus chétif et le moins beau des quatre ? Était-ce parce qu’elle l’avait trop couvé bébé ? Elle n’en savait rien. Mais ce petit être maladif qu’elle avait porté pendant neuf mois et couvert de baisers nourrisson, lui était devenu, les années passant, aussi étranger qu’un animal. Elle n'était pas de la même espèce.

Pourtant, la coquetterie de son fils, bien qu’elle s’en défende, l’avait toujours fascinée. Les plis de son pantalon par exemple, ils étaient toujours impeccables. Comment faisait-il ? Le soir après une journée d’école, de collège, de lycée, puis de travail, comment pouvait-il rentrer avec les plis aussi nets ? Ne s’asseyait-il donc pas ? Et quel était son secret pour avoir le menton si lisse ? Son père, lui, en fin de journée, avait toujours le menton rugueux…

Tu te rappelles, Philippe, des baisers rugueux de ton père ? Non, tu ne t’en souviens pas. Je suis bête aussi… vous ne vous embrassiez pas souvent. Évidemment, je te parle de ça… cela remonte à quand la dernière fois qu’on s’est vus ? Trois ans ? Dix ans ?!!! Alors, tu n’étais pas là à son enterrement… Quel dommage. Pour une fois j’avais fait attention à mon apparence, tu aurais été fier de moi. J’avais mis ce tailleur noir que tu m’avais envoyé pour un Noël… Bon évidemment j’avais un peu grossi. Mais j’avais rajouté une bande de tissu à l’arrière pour élargir le corps de la veste. Et pour que personne ne se rende compte de rien, j’avais mis cette étole bleue que ta tante Marguerite m’avait donnée... Ne fais pas la grimace… je t’assure, cela allait très bien avec le tailleur. Nathalie m’a rapporté que beaucoup de gens m’avaient trouvé élégante et digne. Personne n’a fait de remarques sur ton absence, tout le monde savait combien tu travaillais dur. Être responsable de milliers d’emplois, c’est quelque chose tout de même.

Philippe avait compensé sa nature malingre par le développement d’une volonté opiniâtre. Il avait voulu être le meilleur, il était devenu le plus ambitieux. Il avait voulu l’argent et le luxe, il avait aussi obtenu le pouvoir. Lorsqu’elle regarde dans les cahiers tous les articles de presse, qu’elle a rassemblé sur son ascension fulgurante, elle voit sur presque toutes les photos ce petit air hautain qui tient à distance le photographe, mais aussi les lecteurs des magazines people dont elle se régale. Il semble dire à tous : « Vous vous délectez de ma vie… épiez moi, photographiez moi, admirez ma réussite, enviez moi…jamais vous ne pénétrerez mon intimité ! ».

Et la montre qu'il porte sur cette photo par exemple, elle est sûre qu’elle vaut au moins son salaire d'un mois ! Mais lui l'arbore avec détachement. Avec classe. Il fait un signe à quelqu’un d'une main et attrape quelque chose de l'autre, La manche de la chemise est relevée, on aperçoit distinctement le bijou d’horlogerie... Qu’est-ce qu’elle est jolie cette montre !
Cette montre maintenant posée sur la table de chevet près des comprimés.

Elle ne sait pas où il a appris tout ça, le sens de l’harmonie, le souci du détail. Elle en est fière, même si elle sait qu’elle n’y est pour rien. Cela fait si longtemps qu’il est parti. Son assurance, il l’a acquise loin d’elle, loin d’eux. Au début de son installation à Paris, il l’avait un jour appelé pour lui demander de ne pas s'opposer aux démarches qu’il faisait : il voulait modifier l'orthographe de son nom. C’était il y a si longtemps… aujourd’hui, prendrait-il la peine de l’en avertir ? Elle sait bien que non.

Et puis il y avait l'odeur. Philippe sentait toujours bon après une journée d’école. Les rares fois où elle l’avait revu adulte, c’était la même chose : il ne sentait pas la sueur comme son père.

C'est vrai que ton père était un manuel, il était sur les chantiers toute la journée, et toi tu travailles dans un bureau climatisé. Mais tout de même, tu bouges, tu sors déjeuner, tu as des rendez-vous à l’extérieur… et même maintenant que la maladie te cloue au lit, que son odeur pénètre peu à peu tes chairs… même maintenant, tu ne sens pas comme lui les derniers mois de sa vie.

Plus de trente ans après, elle éprouve une joie enfantine à retrouver son odeur. Bien sûr, ce n’est plus la même que dans son souvenir. Quand elle pensait à Philippe avant leurs retrouvailles inattendues, c’était l’odeur de lait caillé qui lui revenait en mémoire… Pas cette odeur mâle qu’elle découvre et apprivoise.
Quand elle avait appris sa maladie dans le journal, elle avait tout abandonné pour être près de lui. Elle avait laissé son chat, son appartement minuscule, et avait pris le train, seule, jusqu'à Paris.

Seule une mère peut faire ça, non, tu ne crois pas Philippe ?

Quand elle s'était présentée, la femme de Philippe l’avait regardé de haut en bas en faisant la grimace. Elle n’avait jamais entendu parler de sa belle-mère. Ils s’étaient mariés à l’étranger : personne de la famille de son mari n’avait assisté à la noce. Catherine était une grande bourgeoise. Alors forcément la mère faisait tache dans son immense salon épuré. La mère l'avait évoqué d’ailleurs le premier jour de leur rencontre : « Ça manque de meubles ici ». Catherine avait haussé le sourcil, mais n’avait rien répondu. Elles ne se comprenaient pas.

Ta femme ne m’aime pas, tu sais. Je ne la vois quasiment jamais, elle m’évite.
Mais même si je l’agace, elle pourrait au moins s’occuper de toi ! Ou faire semblant. Elle est tout le temps dehors, à faire les boutiques ou je ne sais quoi… Mon pauvre fils, tu n’as vraiment pas tiré le bon numéro… non, non, ne proteste pas, une femme qui n’a pas pu te faire d’enfant, pourrait au moins être près de toi dans cette épreuve. Maintenant que tu es malade, elle doit compter les heures avant la fortune…Pardon, pardon, Philippe, c’est une horrible chose que je viens de dire, tu vas guérir. Je suis là. Maman est là…

Quand elle parle de choses et d’autres, du passé, de sa vie, elle sent qu'il s’agite, qu'il cherche à communiquer, mais il ne parle pratiquement plus. Le crabe qui fait son œuvre et grignote le corps de son enfant, le rend mutique.

La chambre a une drôle d’odeur maintenant. Fade, aigre, mélange de médicaments et de sueur. Mais elle s’y est faite sans problème. Les raisons que Catherine lui a données pour justifier son absence ne sont pas recevables. Elle ne croit pas une seconde à ce qu’elle lui a dit : sa peur de la mort, sa peur de voir son mari s’éteindre, et elle impuissante… Si Catherine aimait vraiment Philippe, elle serait là, à sa place, à lui éponger le front, à lui parler, à lui montrer qu’il est encore vivant.

Philippe essaie de se redresser. Elle l’aide, passe son bras sous ses épaules, en le tirant vers elle. Un filet de voix trace sa route jusqu'à son oreille. Elle a un frisson. Le souffle de son fils caresse sa poitrine.

« Fous…moi… la paix ». Il répète : « Tais...toi… fous…moi… la paix »
Elle le lâche brutalement, le regarde stupéfaite. Ses joues sont brûlantes, ses mains tremblent. Elle n’a pas rêvé les mots de Philippe. Elle le dévisage, longtemps, et finit par murmurer d'une voix froide :

Ne me rejette pas Philippe, ma vie a été triste et sans joie. J’ai tout fait, tout eu, tout vécu « petit » : une petite vie, un petit couple, de petits plaisirs. Sauf ta réussite. J’y ai un peu droit moi aussi… Maintenant que tu es seul, cela devrait t'être égal que ta vieille mère ne sache pas se tenir, te fasse honte, te gêne…Tu vas crever Philippe. Et tu es tout seul, ta femme n’est pas là, tu n’as pas d’amis. Tu sens la mort et il n’y a que moi. Moi qui suis là comme au premier jour à te torcher le cul, à supporter l’odeur de pus qui envahit ton corps, à regarder la mort te bouffer les chairs… à endurer tes râles et le contact de ta peau, de tes os. C’est moi au final qui te maintiens en vie Philippe, avec ces mots que tu détestes. Et c’est moi aussi la dernière personne que tu verras avant le grand saut. Tu sens déjà le cadavre. Je suis ta dernière illusion de vie.
 Alors supporte ta mère : endure la laideur, l'étroitesse d'esprit, la petitesse. Je l’ai bien fait.

mercredi 27 avril 2016

L'odeur

Je ne sais pas pourquoi je passe par là le matin avant d'aller bosser.
Je fais toujours un crochet par la Grand Place alors qu'il serait plus simple de couper par la rue de la Petite vitesse... Je sais que l'hypercentre n'est pas pour moi. Cela saute aux yeux quand je passe devant les cafés sous les arcades : tous les clients attablés en terrasse m'observent d'un air méfiant. Normal. Mon corps est lourd, ma démarche poussive, mon bleu crasseux ; je tremble et  trébuche inévitablement, comme plombé d'une ivresse qui n'aurait rien de gaie.

Il est huit heures. La place est calme, propre. Léchée comme une photographie de magazine. Rien ne dépasse, seule ma silhouette massive brouille le décor immaculé.
« Peut-être que je passe par la Grand Place à cause du « e » manquant, me dis-je intérieurement. C'est con hein quand même, la faute d'orthographe chez les bourgeois, ça fait désordre ». Je me mens,  il n'y a pas de bourgeois, juste une odeur de fric qui lisse le panorama. Je passe par là, parce que je crève d'envie moi aussi, comme tous les autres, de sentir ça.

Ce matin encore, une envie de renverser les tables, de bourrer de coups les visages placides des garçons de café me démange. Mais évidemment je ne fais rien. Je passe. Sans broncher. En vacillant légèrement comme d'habitude de gauche à droite.

Juste devant moi, il y a un homme, blond, bien habillé. Je n'ai pas besoin de voir son visage pour deviner combien tout en lui est parfait ; ses fringues et sa démarche me le disent. Il avance tranquillement, avec à ses côtés une jeune fille, blonde elle aussi, reproduction miniature de ce qu'il est, un mini lui en somme.
Je n'ai pas besoin de me rapprocher plus pour savoir qu'ils sentent tous les deux bon, que leur peau est impeccable, comme leur vie est impeccable, à la mesure des vêtements qu'ils portent, impeccables eux aussi. Ils marchent d'un pas égal, ils n'ont aucune raison de se presser.


Je ne remarque pas de suite le détail qui fait grincer la machine, les cheveux de la fille qui se balancent bizarrement sur ses épaules. Je ne réalise la présence de ce petit accroc dans le paysage, qu'au moment où l'homme pousse brutalement la fille, d'un coup de poing dans l'ombre d'une porte cochère.

Tout se passe très vite : il lui assène d'une main, sans doute moins caleuse que la mienne, une gifle phénoménale. Les cheveux de la fille volent, elle tente de protéger son visage de la seconde claque, il la gifle à nouveau. Et la scène se déroule sans un bruit. Ni de l'un, ni de l'autre.

Quand ils ressortent quelques secondes à peine après, mon regard croise leurs regards, vides. Les joues de la fille sont écarlates mais ses yeux n'expriment aucun sentiment particulier. On dirait que rien ne s'est passé. Si je n'avais pas assisté à la brève correction, je n'aurais même pas remarqué le pas un peu plus vif de la gosse, son effort maîtrisé pour se tenir à la hauteur de l'homme.

Je passe par la Grand Place parce que j'ai toujours cru qu'ici régnait l'ordre total, que le seul élément discordant qu'on pouvait relever dans cette putain de place de l'hôtel de ville était ce « e » manquant sur la plaque du mur. Je pensais que le désordre à cet endroit précis de la ville n'était qu'une question de vocabulaire.

Et je me rends compte pour la première fois que cette odeur que j'envie, qui me semble contenir tout le bonheur du monde, n'est en réalité qu'un miasme étouffé. Je le vois devant moi dégoutter des corps de la fille et de l'homme, se tenant harmonieusement l'un près de l'autre comme si de rien n'était.

dimanche 14 février 2016

le feu d'artifice le crépitement le bruit assourdissant la boîte noire qui le rire tonitruant la main battoir plaquée contre la hanche l'épais le gras la toile tendue la peau tendue la paume tendue la première fente le coup de hache le mot le seul giclée dans l’œil le poids et le couteau le ventre déchiré une fois deux fois les bombes entre nos bras des enfants sur la nuque les maux le beau mot épelé d.é.s.i.r des jambes écartées l’éruption la salive la chair décomposée sur les draps chiffonnés mon corps ouvert ton corps fermé et le si                                                                                                                                         
                                       l
                                       e
                                       n
                                       c
                                       e
                                
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republication

samedi 4 juillet 2015

(c) Mikael Aldo

        

































"[...] Tu m'avais dit dès le début des mutations sauvages, que nous n'en réchapperions pas. Que tu préférais mourir en hurlant avec des milliers d'autres sur un pauvre radeau, qu'avaler sans rien dire la poussière métallique qui pleuvait matin et soir. Tu me l'avais dit, répété, soir et matin. Tu n'attendrais pas l'obscurcissement de l'horizon. Il n'y avait plus d'espoir, mais tu préférais te le dire en marchant. Et tu avais quitté la cage où nous tournions en rond depuis des mois, des années... des siècles peut-être. Nous courrions comme des chiens derrière leur queue, langue pendante derrière l'appendice zinzolin qui s'agitait frénétiquement sous notre nez. Une idée, des lettres, des mots que nous ne parvenions plus à assembler.

Tous les jours, jusqu'à l'heure précise où le soleil s’abîmait dans le fleuve, je parcourais la ville dans tous les sens, mon regard se heurtant à d'autres fantômes parcourant la ville dans tous les sens. Combien étions-nous encore à croire que quelqu'un viendrait nous sauver ?[...]"

extrait de mon texte publié dans Zinzoline n°9

vendredi 29 août 2014

tableau

un coude, qu'on aperçoit par le trou d'un chandail jaune, se soulève de la table, se repose violemment. la main épaisse au bout fait une ombre au dessus de l'assiette, cogne un verre ébréché, interrompt le vol d'une mouche, l'accule sur la peau du melon. l'insecte, dérangé à nouveau  par les miettes de pain projetées lors de la découpe, reprend sa boucle, bourdonne. la main, encore elle, pose une tranche à droite d'une autre main, frêle et blanche, comme un éclat de porcelaine au bord de la scène. la table est carrée, une poêle trône à égale distance des quatre mains posées de chaque côté des assiettes. laquelle des quatre osera franchir la ligne, trancher l'odeur de viande trop cuite qui dérive et retombe en particules grasses sur la nappe à carreaux. aux angles, le silence. seuls un ou deux bruits s'invitent, un crépitement d'huile, des grincements de dents dont on ignore la bouche. le tableau est étroit, ils en débordent.

jeudi 28 août 2014

nature morte

au milieu de l'assiette un fruit et un légume gisent ratatinés
sur la droite une feuille blanche grouille de pattes de mouche
sur la gauche une main sèche brune finit de momifier
le tout s'alanguit dans un cadre doré au milieu d'un mur
qui tombe par plaques dans un musée obscur


mardi 26 août 2014

légume

je veux être
quelque chose
un
quelque chose
inerte et
organique
pas de tête
pas d'idées
pas de poésie
pas de fille qui
écrit fragmente
retour à la ligne
la poésie
la fille
comparaison
pas de raison
veut être
inerte comme
un oignon
ça pue
ça pique
ça a un cœur
ça contamine
ça confit le mot
inerte et organique



samedi 9 août 2014

je ne peux pas vivre dans une ville sans fleuve... n'insiste pas... la campagne ne m'a jamais fait pas rêver... je sais qu'un cours d'eau traverse la plupart des villes... mais moi, je veux un fleuve... pas une rivière, ni un ruisseau... un fleuve... des trombes d'eau, quoi... oui, mais pas l'océan... comment ça, c'est bizarre... tu veux savoir pourquoi... tu veux savoir pourquoi... ça me fait penser à... j'ai l'impression de ... en fait, je retrouve... le bruit sourd de pleurs derrière la porte... le flux, le reflux des larmes... la nuit... dans mon lit... l'écrasement continu des vagues contre les rochers... dans la pièce à côté... le corps qui tombe... l'écoulement de l'eau me rappelle... les odeurs de l'enfance...  le sel... à fleur... la peau... les yeux qui piquent... les hurlements dans l'oreille... les deux coquillages muets, alignés sur l'étagère près du poste de télévision... le sable qui tourbillonne en glougloutant dans la baignoire... au retour de la plage... les marques du maillot sur les fesses, les seins...  enfin le torse... il n'y avait pas de seins... des traces... des bouts d'images... de mots... sous la giclée d'eau... je veux vivre dans une ville près d'un fleuve... rien de plus... rien de moins... nous ne bougerons pas.

mercredi 6 août 2014

le corps
est un rempart
contre

la peur, l'angoisse, la colère, la rage, les trucs abstraits qui stressent, oppressent, je ne les comprends pas,       la faim, les catastrophes, les guerres, dans le monde, nucléaires, fratricides, les démocides, les génocides, les filicides, les homicides, les larvicides, le sui-suicide,      de vers,        le désordre, l'énumération, la décompensation, la sur-saturation,          et puis aussi, là, tout de suite, le chef, les chefs, les petits chefs, j'opine du chef, je chefopine,    à peine

flap   flap   flap  
le mètre carré de peau dérive
sous le flot

samedi 26 juillet 2014

fcbk

l'adresse électronique que vous avez saisie n'est associée à aucun compte
l'adresse que vous avez saisie n'est associée à aucun
l'adresse que vous avez n'est à aucun
l'adresse à aucun

*

ma disparition programmée sur un fameux réseau social prend effet
ma disparition sur un fameux réseau prend effet
ma disparition un effet
ma disparition prend

*

les compteurs des visites flirtent avec le zéro
les compteurs flirtent avec le zéro
les compteurs des visites flirtent
les compteurs zéro


mercredi 18 juin 2014

   "Le verbe précède la jouissance"
Fabrice Marzuolo 

(c) Bruno Legeai





















les brandons font les nœuds au ventre
les pattes de mouche aux pages
des clic & des clac, index sur touches
des cric & des crac, voyelles en bouche


dimanche 11 mai 2014

La répétition

Les avions passaient, lumières en croix, au-dessus de nos têtes. Nous déroulions nos textes vite, en riant fort, en buvant trop. Chaque gorgée nous enfonçait davantage dans nos sièges. Nous disions, attablés dans le jardin, si proches et pourtant totalement enfermés dans nos répliques. Il fallait peut-être attendre que l'alcool nous détende, que quelque chose s'effondre pour que nous ouvrions pour de vrai la boîte, que sous les rôles se révèlent nos sens, ou pas. Comment dans le flot de paroles s'arrêter et comprendre. L'autre en face, ou à côté, dans les ombres et reflets que les branches de l'arbre près de la table imprimaient sur nos corps. Les conversations filaient, coulaient, roulaient ; peut-être est-ce parce que j'en attendais trop, que la nuit étendait son voile sur nous, que j'échouais à vraiment cerner mes partenaires dans la lumière vacillante . Mais de temps à autre, le bruit des avions ramenait le silence, le vrai, du dedans. Alors, chaque courbe de lèvre, chaque pli de menton, chaque délié de main devenait plein, lourd et profond.

samedi 10 mai 2014

le feu d'artifice le crépitement le bruit assourdissant la boîte noire qui le rire tonitruant la main battoir plaquée contre la hanche l'épais le gras la toile tendue la peau tendue la paume tendue la première fente le coup de hache le mot le seul giclée dans l’œil le poids et le couteau le ventre déchiré une fois deux fois les bombes entre nos bras des enfants sur leur nuque les maux le beau mot épelé d.é.s.i.r des jambes écartées l’éruption la salive la chair décomposée sur les draps chiffonnés mon corps ouvert ton corps fermé le si
                                                                                                                                         l
                                                                                                                                         e
                                                                                                                                         n
                                                                                                                                         c
                                                                                                                                         e
                                                                                                                                         tout en bas

mardi 4 mars 2014

prendre ses mots     les serrer
fort     frapper du plat de la main
les blocs de craie sur la table
les émietter sous la paume surtout
s'en barbouiller la bouche les joues
puis        regarder droit dans les yeux
les trous les bosses     le béton
y penser
mais
imperméable
sourire
montrer les dents sourire
puis
prêter le flanc
rester
silhouette maladroite
cuir
outre
pleine
mais
ne rien laisser passer
tendre être sur le point
presque gicler s'en défendre
encore sourire
juste
faire semblant
adopter la voix douce
sucrée faire la mièvre
singer croire
devoir être
tout sourire y penser
et c'est tout