Il a toujours aimé être tiré à
quatre épingles. Dès son plus jeune âge. Sa mère se rappelle combien il pouvait être insupportable le matin quand arrivait l’heure de
l’habillage. Elle s’agaçait, le père haussait le ton, les
frères râlaient… Philippe ne bronchait pas ; il supportait cris,
coups, moqueries pour obtenir la chemise ou le
pantalon.
Chez les Kovacs, la vie n’était que manque, d’argent, d’espace, de souffle. Le père travaillait pour nourrir la famille, la mère élevait les enfants, les enfants poussaient. Alors l’aspect extérieur, les vêtements.. « Conneries, disait le père, garder son boulot, nourrir les gosses, payer ses factures, ça, ça a du sens ».
Il y avait quatre enfants. Quatre garçons, et peu de temps pour le superflu. Les vêtements, les jouets, les livres, tout devait servir successivement aux gosses. Être solide, durable. La mère avait même poussé l’esprit pratique jusqu’à maîtriser ses cycles. Elle avait mis au monde ses enfants tous les deux ans. « Pas de souci du coup pour la transmission des vêtements des aînés aux plus jeunes… ».
Chez les Kovacs, la vie n’était que manque, d’argent, d’espace, de souffle. Le père travaillait pour nourrir la famille, la mère élevait les enfants, les enfants poussaient. Alors l’aspect extérieur, les vêtements.. « Conneries, disait le père, garder son boulot, nourrir les gosses, payer ses factures, ça, ça a du sens ».
Il y avait quatre enfants. Quatre garçons, et peu de temps pour le superflu. Les vêtements, les jouets, les livres, tout devait servir successivement aux gosses. Être solide, durable. La mère avait même poussé l’esprit pratique jusqu’à maîtriser ses cycles. Elle avait mis au monde ses enfants tous les deux ans. « Pas de souci du coup pour la transmission des vêtements des aînés aux plus jeunes… ».
Mais il y
avait Philippe, le dernier. Obnubilé par son apparence. Au poids d'une existence morose et
pénible, s’est ajoutée l’insolence de ses désirs. À l’adolescence évidemment, le fils et le père se sont
heurtés puis ne se sont plus parlés. Jusqu’à la mort du vieux.
La mère n'avait jamais compris d’où venait la crispation de son fils sur les questions vestimentaires. Était-ce parce qu’il était le plus chétif et le moins beau des quatre ? Était-ce parce qu’elle l’avait trop couvé bébé ? Elle n’en savait rien. Mais ce petit être maladif qu’elle avait porté pendant neuf mois et couvert de baisers nourrisson, lui était devenu, les années passant, aussi étranger qu’un animal. Elle n'était pas de la même espèce.
Pourtant, la coquetterie de son fils, bien qu’elle s’en défende, l’avait toujours fascinée. Les plis de son pantalon par exemple, ils étaient toujours impeccables. Comment faisait-il ? Le soir après une journée d’école, de collège, de lycée, puis de travail, comment pouvait-il rentrer avec les plis aussi nets ? Ne s’asseyait-il donc pas ? Et quel était son secret pour avoir le menton si lisse ? Son père, lui, en fin de journée, avait toujours le menton rugueux…
Tu te rappelles, Philippe, des baisers rugueux de ton père ? Non, tu ne t’en souviens pas. Je suis bête aussi… vous ne vous embrassiez pas souvent. Évidemment, je te parle de ça… cela remonte à quand la dernière fois qu’on s’est vus ? Trois ans ? Dix ans ?!!! Alors, tu n’étais pas là à son enterrement… Quel dommage. Pour une fois j’avais fait attention à mon apparence, tu aurais été fier de moi. J’avais mis ce tailleur noir que tu m’avais envoyé pour un Noël… Bon évidemment j’avais un peu grossi. Mais j’avais rajouté une bande de tissu à l’arrière pour élargir le corps de la veste. Et pour que personne ne se rende compte de rien, j’avais mis cette étole bleue que ta tante Marguerite m’avait donnée... Ne fais pas la grimace… je t’assure, cela allait très bien avec le tailleur. Nathalie m’a rapporté que beaucoup de gens m’avaient trouvé élégante et digne. Personne n’a fait de remarques sur ton absence, tout le monde savait combien tu travaillais dur. Être responsable de milliers d’emplois, c’est quelque chose tout de même.
Philippe avait compensé sa nature malingre par le développement d’une volonté opiniâtre. Il avait voulu être le meilleur, il était devenu le plus ambitieux. Il avait voulu l’argent et le luxe, il avait aussi obtenu le pouvoir. Lorsqu’elle regarde dans les cahiers tous les articles de presse, qu’elle a rassemblé sur son ascension fulgurante, elle voit sur presque toutes les photos ce petit air hautain qui tient à distance le photographe, mais aussi les lecteurs des magazines people dont elle se régale. Il semble dire à tous : « Vous vous délectez de ma vie… épiez moi, photographiez moi, admirez ma réussite, enviez moi…jamais vous ne pénétrerez mon intimité ! ».
Et la montre qu'il porte sur cette photo par exemple, elle est sûre qu’elle vaut au moins son salaire d'un mois ! Mais lui l'arbore avec détachement. Avec classe. Il fait un signe à quelqu’un d'une main et attrape quelque chose de l'autre, La manche de la chemise est relevée, on aperçoit distinctement le bijou d’horlogerie... Qu’est-ce qu’elle est jolie cette montre !
Cette montre maintenant posée sur la table de chevet près des comprimés.
Elle ne sait pas où il a appris tout ça, le sens de l’harmonie, le souci du détail. Elle en est fière, même si elle sait qu’elle n’y est pour rien. Cela fait si longtemps qu’il est parti. Son assurance, il l’a acquise loin d’elle, loin d’eux. Au début de son installation à Paris, il l’avait un jour appelé pour lui demander de ne pas s'opposer aux démarches qu’il faisait : il voulait modifier l'orthographe de son nom. C’était il y a si longtemps… aujourd’hui, prendrait-il la peine de l’en avertir ? Elle sait bien que non.
Et puis il y avait l'odeur. Philippe sentait toujours bon après une journée d’école. Les rares fois où elle l’avait revu adulte, c’était la même chose : il ne sentait pas la sueur comme son père.
C'est vrai que ton père était un manuel, il était sur les chantiers toute la journée, et toi tu travailles dans un bureau climatisé. Mais tout de même, tu bouges, tu sors déjeuner, tu as des rendez-vous à l’extérieur… et même maintenant que la maladie te cloue au lit, que son odeur pénètre peu à peu tes chairs… même maintenant, tu ne sens pas comme lui les derniers mois de sa vie.
Plus de trente ans après, elle éprouve une joie enfantine à retrouver son odeur. Bien sûr, ce n’est plus la même que dans son souvenir. Quand elle pensait à Philippe avant leurs retrouvailles inattendues, c’était l’odeur de lait caillé qui lui revenait en mémoire… Pas cette odeur mâle qu’elle découvre et apprivoise.
Quand elle avait appris sa maladie dans le journal, elle avait tout abandonné pour être près de lui. Elle avait laissé son chat, son appartement minuscule, et avait pris le train, seule, jusqu'à Paris.
Seule une mère peut faire ça, non, tu ne crois pas Philippe ?
Quand elle s'était présentée, la femme de Philippe l’avait regardé de haut en bas en faisant la grimace. Elle n’avait jamais entendu parler de sa belle-mère. Ils s’étaient mariés à l’étranger : personne de la famille de son mari n’avait assisté à la noce. Catherine était une grande bourgeoise. Alors forcément la mère faisait tache dans son immense salon épuré. La mère l'avait évoqué d’ailleurs le premier jour de leur rencontre : « Ça manque de meubles ici ». Catherine avait haussé le sourcil, mais n’avait rien répondu. Elles ne se comprenaient pas.
Ta femme ne m’aime pas, tu sais. Je ne la vois quasiment jamais, elle m’évite.
Mais même si je l’agace, elle pourrait au moins s’occuper de toi ! Ou faire semblant. Elle est tout le temps dehors, à faire les boutiques ou je ne sais quoi… Mon pauvre fils, tu n’as vraiment pas tiré le bon numéro… non, non, ne proteste pas, une femme qui n’a pas pu te faire d’enfant, pourrait au moins être près de toi dans cette épreuve. Maintenant que tu es malade, elle doit compter les heures avant la fortune…Pardon, pardon, Philippe, c’est une horrible chose que je viens de dire, tu vas guérir. Je suis là. Maman est là…
Quand elle parle de choses et d’autres, du passé, de sa vie, elle sent qu'il s’agite, qu'il cherche à communiquer, mais il ne parle pratiquement plus. Le crabe qui fait son œuvre et grignote le corps de son enfant, le rend mutique.
La chambre a une drôle d’odeur maintenant. Fade, aigre, mélange de médicaments et de sueur. Mais elle s’y est faite sans problème. Les raisons que Catherine lui a données pour justifier son absence ne sont pas recevables. Elle ne croit pas une seconde à ce qu’elle lui a dit : sa peur de la mort, sa peur de voir son mari s’éteindre, et elle impuissante… Si Catherine aimait vraiment Philippe, elle serait là, à sa place, à lui éponger le front, à lui parler, à lui montrer qu’il est encore vivant.
Philippe essaie de se redresser. Elle
l’aide, passe son bras sous ses épaules, en le tirant vers elle.
Un filet de voix trace sa route jusqu'à son oreille. Elle a un
frisson. Le souffle de son fils caresse sa poitrine.
« Fous…moi… la paix ». Il répète : « Tais...toi… fous…moi… la paix »
Elle le lâche brutalement, le regarde stupéfaite. Ses joues sont brûlantes, ses mains tremblent. Elle n’a pas rêvé les mots de Philippe. Elle le dévisage, longtemps, et finit par murmurer d'une voix froide :
Ne me rejette pas Philippe, ma vie a été triste et sans joie. J’ai tout fait, tout eu, tout vécu « petit » : une petite vie, un petit couple, de petits plaisirs. Sauf ta réussite. J’y ai un peu droit moi aussi… Maintenant que tu es seul, cela devrait t'être égal que ta vieille mère ne sache pas se tenir, te fasse honte, te gêne…Tu vas crever Philippe. Et tu es tout seul, ta femme n’est pas là, tu n’as pas d’amis. Tu sens la mort et il n’y a que moi. Moi qui suis là comme au premier jour à te torcher le cul, à supporter l’odeur de pus qui envahit ton corps, à regarder la mort te bouffer les chairs… à endurer tes râles et le contact de ta peau, de tes os. C’est moi au final qui te maintiens en vie Philippe, avec ces mots que tu détestes. Et c’est moi aussi la dernière personne que tu verras avant le grand saut. Tu sens déjà le cadavre. Je suis ta dernière illusion de vie.
« Fous…moi… la paix ». Il répète : « Tais...toi… fous…moi… la paix »
Elle le lâche brutalement, le regarde stupéfaite. Ses joues sont brûlantes, ses mains tremblent. Elle n’a pas rêvé les mots de Philippe. Elle le dévisage, longtemps, et finit par murmurer d'une voix froide :
Ne me rejette pas Philippe, ma vie a été triste et sans joie. J’ai tout fait, tout eu, tout vécu « petit » : une petite vie, un petit couple, de petits plaisirs. Sauf ta réussite. J’y ai un peu droit moi aussi… Maintenant que tu es seul, cela devrait t'être égal que ta vieille mère ne sache pas se tenir, te fasse honte, te gêne…Tu vas crever Philippe. Et tu es tout seul, ta femme n’est pas là, tu n’as pas d’amis. Tu sens la mort et il n’y a que moi. Moi qui suis là comme au premier jour à te torcher le cul, à supporter l’odeur de pus qui envahit ton corps, à regarder la mort te bouffer les chairs… à endurer tes râles et le contact de ta peau, de tes os. C’est moi au final qui te maintiens en vie Philippe, avec ces mots que tu détestes. Et c’est moi aussi la dernière personne que tu verras avant le grand saut. Tu sens déjà le cadavre. Je suis ta dernière illusion de vie.
Alors supporte ta mère : endure
la laideur, l'étroitesse d'esprit, la petitesse. Je l’ai bien fait.