vendredi 13 mars 2009

Le dernier métro


©Doo Ramone

En descendant dans le métro, la première agression est celle de la lumière. Il est presque minuit et on se croirait en plein jour. Mais un jour lourd et étouffant. Car la lumière crue accuse le contour des gens et des choses, les rend irréels par surexposition.

Chaque couleur, chaque ligne pénètre l’œil brutalement et le viole.

On se surprend à froncer les sourcils, à accuser la ride du lion… Les gens dans le métro sont de vieux félins grognons.

Grognons et sourds.

Car on baigne aussi dans une bouillie musicale … Ca gargouille dans l’oreille, ça ralentit les pas : morceaux à la mode, scansions d’animateurs, spots publicitaires…et parfois un bref silence où s’accouplent les acouphènes.

C’est Fun radio ou Skyrock ou un enregistrement, on s’en fout…

Les notes, les mots vomis des haut-parleurs éclaboussent les couloirs, se heurtent aux corps, les charrient vers les escalators, les font s’échouer lourdement telles des outres pleines sur les quais.
Il est minuit moins le quart, il y a une rame toutes les quinze minutes… Le temps s’éternise. Les sensations désagréables s’incrustent dans les orifices des quelques personnes encore là.

Cependant chacun connaît son rôle malgré la fatigue : on ne se plaint pas, on ne grogne pas, on accueille le dehors de la façon la plus neutre possible.

Eviter de croiser un regard

Eviter les gestes inutiles

Eviter même de respirer

Il y a un homme d’une quarantaine d’années, il est appuyé contre le mur, le regard au sol, les mains dans les poches, d’une banalité à faire pleurer… à peine vu, déjà oublié.

Un garçon, de dix sept, dix-huit ans, marche lentement en faisant danser son long manteau noir sur ses bottes noires, il a les yeux et les cheveux noirs… C’est le style gothique effacé. Car on ne se laisse pas abuser par tant de noirceur affirmée. Sa carnation de porcelaine, ses lèvres minces et pincées, son regard fuyant disent tout le malaise de la post adolescence.

Une jeune fille en robe courte sur jeans élimé écoute de la musique ou tient à distance tout contact par les écouteurs qu’elle a aux oreilles. Pour être tranquille, des couches successives de bruits peuvent au mieux faire illusion, au pire rendre sourd.

Et il y a moi, femme de trente ans, brune, névrosée, assez bien habillée, plutôt rassurée par la faune de cette fin de soirée. Je fais semblant de lire un roman, mais en fait je regarde les gens par en dessous. Par en dessous car je suis quand même méfiante, les monstres se cachent dans les enveloppes les plus anodines…

Soudain une femme noire, aux cheveux courts et crépus, descend les escaliers. Elle porte un jean moulant et un sweat-shirt entre rose et violet. Des petits escarpins usés et sales. Et un sac de toile taché. Elle respire la petite vie, le manque et la fatigue. Et pourtant on sent une force charnelle.

Elle n’a regardé personne (elle aussi connaît les règles), n’a amorcé aucun mouvement vers l’un ou l’autre... Mais elle déborde de son corps… Peut-être à cause de sa silhouette callipyge, ou de ce jean décidément trop étroit… Peut-être à cause de son odeur, mélange de musc et de sueurs…

Elle s’arrête tout au bout du quai et se regarde dans les vitres opaques du métro. Son visage triste ne dégage rien, tout se passe en dessous de ses reins. Car lentement et en cadence, elle se met à onduler des fesses au son des beuglements à la radio… Et la bouillie infâme redevient une chanson. Chaque personne reçoit les ondulations de son corps comme une caresse gratuite offerte avant la nuit.

L’homme de quarante ans et plus, a senti la vibration. Il a levé les yeux, surpris le mouvement et son regard a amorcé un discret va-et-vient entre le sol et la femme. Il est gêné, ses mains jouent nerveusement avec le pli de son pantalon… Gêné ou excité, va savoir. Le désir à cette heure est difficile à cerner.

Le gothique et la bouchonnée ont remarqué le manège et sourient doucement. Il se cherchent du regard, et tentent une conversation silencieuse à coup de petites mimiques, de signes entendus, de claquement de langues, de haussements de sourcils.

Elle danse. Le morceau s’arrête, un autre recommence. Elle danse encore. Il y a quelque chose de vital dans sa constance dans le mouvement.

Comme la scène dure, une joie idiote titille nos zygomatiques. Nous finissons tous par nous regarder, complices…

Tous, sauf elle…

La noire qui danse seule face au miroir.
La noire les yeux plongés dans son regard.
La noire au visage fermé qui s’expose.

Je la regarde.

Elle, qui a fait exploser nos cercles d’intimité
sans jamais dévoiler la sienne.
Elle, qui n’a pas la moindre idée
du lien ténu qu’elle vient de créer.



écrit de MuLM 2008
photo extrait de l'album de Doo Ramone