© Erick Loitiere
PRINTEMPS
Elle est arrivée au début du mois de mars. Tenue décontractée, jeans, tee-shirt. Une petite blonde vive, aux joues rondes, à l'allure sautillante. Une fille simple !
Mais bon, avec des baskets de marque aux pieds...
Cette gamine est la nouvelle chef.
Service Informatique, Communication & Développement.
C'est la mode dans la boîte : pour trois départs à la retraite, un recrutement...
Mais attention, hein, pas n'importe quel recrutement... la crème de la crème.
Même si franchement à la regarder, on dirait plutôt du petit lait...
Elle a commencé sa journée, accompagnée du Directeur à faire le tour des services. Bien que la visite ait été rapide, nombre d'entre nous a pu voir son joli minois à travers les vitres des bureaux. On s'est pressé. Surtout les hommes. La vision de sa peau lactée a causé ce matin là, de douloureux dévissements de cou.
Comme une traînée de poudre, la nouvelle a bouleversé les cent cinquante employés de l'entreprise... Qui ignorait à midi qu'une adorable jeune femme venait de prendre ses fonctions dans le service le plus important de l'établissement ? Qu'elle était descendue au troisième étage, prendre son café à la
machine ! Qu'elle portait ce matin là un tee-shirt rose avec écrit sur la poitrine
I am a geek...
Aucun cadre ne descend jamais au troisième. Et le rose n'est pas leur couleur préfèré.
Chacun s'est habitué à une répartition stéréotypée des rôles : chefs coupés de la réalité de terrain en haut, et employés critiques en bas. Idem pour les costumes, silhouette classique à ringarde pour les premiers, décontraction bon marché et pratique pour les seconds.
Quant à la caractéristique de la faune du milieu - car il y a un milieu- c'est la mollesse. Cet état présentant à la fois l'avantage de plier avec souplesse face à l'autorité, et de recevoir moins violemment les récriminations.
Bon, évidemment je force le trait, mais moi je suis en bas.
Il n'empêche... La blondinette avec son air frais bouscule le ronron quotidien. Il souffle comme un vent frais dans la pièce poussiéreuse.
Je me demande qui va éternuer...
Esther, ma collègue a froncé les sourcils, quand elle l'a vu. Ce qui n'est pas bon signe. Elle est là depuis... la construction du bâtiment, je crois.
C'est une vieille.
Elle a développé une perception quasi animale dans son travail. Ce qui, il faut bien le dire, n'est pas très utile en règle générale, mais occupe les conversations du matin au café.
- Tu as entendu ce petit bruit métallique ?
- Hein ?
- Ce vilain cliquetis de ferraille quand elle est passée...
- Euh... non... peut-être ses boucles d'oreilles... je n'ai pas vraiment fait attention...
Elle claque la langue (très très mauvais signe) et déclare emphatique
- Cette fille est louche.
Je ne dis plus rien. Esther a tendance à radoter, mais elle n'insiste pas si on ne répond pas à ses élucubrations. Depuis deux ans que je travaille avec elle, je commence à cerner la bête.
Aujourd'hui, elle m'emmerde avec sa défiance ; moi je suis ravie de l'arrivée d'Isabelle Hanuman.
ETE
En juin, elle convoque chacun d'entre nous dans son bureau. elle veut revoir l'organisation du service et elle a besoin de notre avis. Quand vient mon tour, je reste presqu'une heure avec elle. Suffisamment longtemps en tout cas, pour maîtriser la géographie des grains de beauté dans son cou, et les reflets du duvet au-dessus de sa bouche rouge. Isabelle me tutoie, et me demande à nouveau avec insistance de l'appeler par son prénom.
Esther ricane
- Evidemment, si ç'avait été un garçon, tu ne te serais pas fait embobiner de cette façon.
Je te le dis Pélagie, méfie-toi, cette fille cliquète...
A l'une des réunions qui suit, Isabelle expose ses projets.
Elle veut moderniser notre réseau et elle a la ferme intention de valoriser nos potentialités.
Il s'agit de restructurer le service en s'appuyant sur nos réelles compétences et non sur des profils de postes dépassés. Il faut mettre en place un travail par objectifs, développer avec notre expertise des outils d'évaluations, pour un developpement plus rapide de l'activité, externaliser la notion de territorialité, rentabiliser tous les secteurs d'activité par une polyvalence étendue...
Je prends des notes, mais tout ce charabia me barbe.
Heureusement, elle nous regarde avec ses doux yeux verts et sa bouche de fruit. Je trouve sa voix jolie et ses idées précises, même si elles me sont incompréhensibles. Son léger accent fait comme une musique.
Mais la mélodie est peu à peu couverte par des raclements de gorge. Esther, prise d'une crise d'allergie, tousse et s'étouffe.
Isabelle l'interpelle d'une voix glaciale
- Esther, Je te demande de sortir ou de cesser immédiatement de tousser. Ca commence à bien faire. Je ne suis pas dupe de tes crises de toux systématiques. J'ai très bien compris tes manigances de résistance passive : ou tu te soignes... ou si ton état de santé ne te permet pas d'assumer ton travail...
Esther balbutie tremblante :
- Mais je... fais mon tra...vail...
- Perturber les réunions du chef de service, ce n'est pas ce que j'appelle assumer son travail... Je reprends donc, ou tu te soignes, ou tu te signales auprès du médecin du travail, pour un poste moins... allergène.
Nous sommes tous interdits, et ne savons plus où poser notre regard.
Sur la table, sur nos notes, sur nos mains... les larmes d'Esther tombent.
Je regarde par en dessous le visage juvénile d'Isabelle. Je remarque pour la première fois sa nature trouble, sa peau couleur de beurre.
Isabelle Hanuman a horreur d'être contrariée pour quelque raison que ce soit. Et depuis son arrivée, les raisons de contrariété semblent se multiplier, notre entreprise est, dit-elle, d'un archaïsme consternant.
Elle toise Esther, jusqu'à ce que celle-ci sorte, et reprend imperturbable son discours enjoué.
Nous nous taisons. Et quand elle nous interroge, nous répondons prudents.
Elle nous fait un peu peur. Elle a vingt cinq ans à peine, et toute la vie devant elle.
Son tee-shirt moulant
I looove marketing ne nous fait plus sourire.
AUTOMNE
Esther a changé de service.
Sur le bureau d'en face, c'est maintenant Vanessa.
Isabelle l'a prise sous son aile : elle est rapide, réactive et personnelle.
Comme j'ai travaillé avec Esther, elle se méfie de moi. Elle redouble donc de zèle pour se faire bien voir. Elle abat son travail et la moitié du mien. Elle me regarde légèrement méprisante, quand je peine à répondre à un client. Je ne me fais pas à la nouvelle polyvalence. Je la regarde donc manoeuvrer...
Et cela me laisse le champ libre.
Esther n'était pas folle, j'entends moi aussi les pièces métalliques résonner à l'intérieur du ventre d'Isabelle. Elle a dans le corps des éclats de métal qui s'agrègent peu à peu. Et cette matière ferreuse la rend de plus en plus rigide.
D'ailleurs elle ne descend plus au café. Elle n'en boit plus : métal et liquide, comme chacun sait, ne font pas bon ménage.
HIVER
Pélagie Nostos, anonyme secrétaire de 35 ans, en poste depuis deux ans dans la florissante entreprise de vente de nutriments en capsule, remarque pour la première fois, que des lèvres d'Isabelle Hanuman, coule un oxyde rouge qui contamine l'atmosphère du bureau.
Elle remarque également que Téo Gisme, le nouveau directeur des Ressources Humaines, grince étrangement en marchant, que son haleine est aussi ferrique qu'il est efficace...
La pellicule rouille qui infiltre tout le bâtiment, provoque une urticaire persistante chez Pélagie, et une légère coloration sépia de l'air.
Bientôt, une neige sale et brune recouvre les rues, les champs, les maisons alentours. Pélagie n'arrive plus à contenir ses angoisses.
Elle est de moins en moins performante, il faut dire qu'elle passe ses journées à la fenêtre, à regarder la nécrose rampante.
Mai 2010