jeudi 28 avril 2016

mercredi 27 avril 2016

L'odeur

Je ne sais pas pourquoi je passe par là le matin avant d'aller bosser.
Je fais toujours un crochet par la Grand Place alors qu'il serait plus simple de couper par la rue de la Petite vitesse... Je sais que l'hypercentre n'est pas pour moi. Cela saute aux yeux quand je passe devant les cafés sous les arcades : tous les clients attablés en terrasse m'observent d'un air méfiant. Normal. Mon corps est lourd, ma démarche poussive, mon bleu crasseux ; je tremble et  trébuche inévitablement, comme plombé d'une ivresse qui n'aurait rien de gaie.

Il est huit heures. La place est calme, propre. Léchée comme une photographie de magazine. Rien ne dépasse, seule ma silhouette massive brouille le décor immaculé.
« Peut-être que je passe par la Grand Place à cause du « e » manquant, me dis-je intérieurement. C'est con hein quand même, la faute d'orthographe chez les bourgeois, ça fait désordre ». Je me mens,  il n'y a pas de bourgeois, juste une odeur de fric qui lisse le panorama. Je passe par là, parce que je crève d'envie moi aussi, comme tous les autres, de sentir ça.

Ce matin encore, une envie de renverser les tables, de bourrer de coups les visages placides des garçons de café me démange. Mais évidemment je ne fais rien. Je passe. Sans broncher. En vacillant légèrement comme d'habitude de gauche à droite.

Juste devant moi, il y a un homme, blond, bien habillé. Je n'ai pas besoin de voir son visage pour deviner combien tout en lui est parfait ; ses fringues et sa démarche me le disent. Il avance tranquillement, avec à ses côtés une jeune fille, blonde elle aussi, reproduction miniature de ce qu'il est, un mini lui en somme.
Je n'ai pas besoin de me rapprocher plus pour savoir qu'ils sentent tous les deux bon, que leur peau est impeccable, comme leur vie est impeccable, à la mesure des vêtements qu'ils portent, impeccables eux aussi. Ils marchent d'un pas égal, ils n'ont aucune raison de se presser.


Je ne remarque pas de suite le détail qui fait grincer la machine, les cheveux de la fille qui se balancent bizarrement sur ses épaules. Je ne réalise la présence de ce petit accroc dans le paysage, qu'au moment où l'homme pousse brutalement la fille, d'un coup de poing dans l'ombre d'une porte cochère.

Tout se passe très vite : il lui assène d'une main, sans doute moins caleuse que la mienne, une gifle phénoménale. Les cheveux de la fille volent, elle tente de protéger son visage de la seconde claque, il la gifle à nouveau. Et la scène se déroule sans un bruit. Ni de l'un, ni de l'autre.

Quand ils ressortent quelques secondes à peine après, mon regard croise leurs regards, vides. Les joues de la fille sont écarlates mais ses yeux n'expriment aucun sentiment particulier. On dirait que rien ne s'est passé. Si je n'avais pas assisté à la brève correction, je n'aurais même pas remarqué le pas un peu plus vif de la gosse, son effort maîtrisé pour se tenir à la hauteur de l'homme.

Je passe par la Grand Place parce que j'ai toujours cru qu'ici régnait l'ordre total, que le seul élément discordant qu'on pouvait relever dans cette putain de place de l'hôtel de ville était ce « e » manquant sur la plaque du mur. Je pensais que le désordre à cet endroit précis de la ville n'était qu'une question de vocabulaire.

Et je me rends compte pour la première fois que cette odeur que j'envie, qui me semble contenir tout le bonheur du monde, n'est en réalité qu'un miasme étouffé. Je le vois devant moi dégoutter des corps de la fille et de l'homme, se tenant harmonieusement l'un près de l'autre comme si de rien n'était.
(c) Cath Riley

mardi 26 avril 2016

"Il ne se passe pas grand-chose
des dos, des hanches
des tee-shirts étroits
des nuques
des brins de cheveux
tout ça
avalés d'un trait
les liquides simulant
sur tes lèvres des baisers

c'est l'happy hour
ton regard furète
cherche
jette son crochet
sur des cils battants
ton bock de bière
descend
dessine
un nouveau sourire
un nouveau nouveau moi

plus drôle
plus d'ambre
plus amble
une fille
cheveux frisés
& regard noir
dans le miroir
ton reflet cisaillé

quelque chose se fend
tu coules
ris
sur l'inox renoues
la fois passée
à aujourd'hui


                    il ne se passe rien
                    tout peut arriver"



"Sur la table", extraits lus par Luc Comeau Montasse



Sur la table, éditions QazaQ, 2016 recueil numérique toujours disponible

jeudi 14 avril 2016

close distance (c) Anders Petersen

il y a tant de violence tant de rage dans la boîte
que je remercie mille fois sa main sèche et rugueuse
d'avoir posé le couvercle sur ma bouche mille fois
merci d'avoir caché la clé entre elle et moi
il y a un secret une douleur sourde
un volcan égaré
de tout petits séismes qui nous jettent
dans les feux d'hystérie
les larmes sont des rivières
les sanglots des cascades
et ni elle et ni moi
ne coulons
au fond de l'eau
il y a la pression
insistante brûlante sur les poumons
quand elle tait je sais
dans les soubresauts qui m'agitent
combien je suis vivante

mercredi 13 avril 2016

(c) Mary Ellen Mark (1940-2015)

le temps passe aujourd'hui il n'est plus nécessaire
d'user d'abuser de cris de gifles de mises au coin
tu ne m'appelleras plus
mon petit lapin ma belle ma fille
n'offriras à mes désirs de varappe
aucune voie
possible aucune voix
tu ne m'appelleras
plus
pas
je resterai là
au pied de la montagne
prise de vertiges
à mon tour d'être exclue
du bonheur
inatteignable en haut du pic
je le sais l'ai toujours su
quand le comprendras-tu ?


/


ce n'est pas grave
ce n'est pas triste
ne me regarde pas avec cet air chagrin
combien d'entre nous avant nous
ont connu la morsure
l'arrachement de la langue un matin
le froid sans doute l'hiver
qui s'en souvient ?
déjà le souffle court
le mot qui manque mais quand même
quand même une main
pour guider nos pas dans le petit jour

(c) Ricco Wassmer

je lance le caillou
dans le trou
j'attends
longtemps très longtemps
le bruit du ricochet
le tremblement de la flaque au creux du ventre
je sens
profond profondément
les cercles concentriques
les remous me tordre les boyaux
je ne dis rien
ma bouche est un tombeau
silence que tes mots les mots fabriquent

mardi 12 avril 2016

Childhood (c) Robin Cracknell

le caillou est un nævus aux côtes incertaines et floues
une île tatouée grossièrement à même la langue
un espace où je n'en finis pas
d'avaler le fracas
les rouleaux
de la mer
le claquement de muscle qui éloigne
toujours plus loin sur la grève
Childhood (c) Robin Cracknell

sur la langue on m'en a fait
on m'en a mis des choses
un caillou une hostie une larme
un coup de fourchette
un sucre trempé d'alcool
une morsure jusqu'au sang
tes mots des mots
derrière mes lèvres
rien ne bouge
pas de saillie pas de verbe
le muscle gourd dans un nid d'eau

En el tren (c) Jesus Tejeval

tu me dis
chut
tais-toi
ne parle pas
et depuis le caillou
sur la langue
pèse de tout son poids
on me regarde on me parle on me dit
quelque chose
au fond
de la gorge
ne bouge pas
Silence
est mon nom
est un non
comme un autre

mercredi 6 avril 2016

(c) Meghan Howland

La fanaison a commencé
depuis quelques mois - années ?
tu n'en es plus très sûre
matin midi
et soir
les pétales tombent
gisent
laissent ton cœur à nu
senteurs fugaces et entêtantes
tu répètes
fugace
adieu l'enfance
tant pis pour le bourgeon
car s'en vient la saison
la douce la fraîche la décomposition
la portée où tu te retrouves nue
à danser sur quelques souvenirs
vagues
qui ne blessent plus


/


Chaque pétale porte pourtant un nom
mais tu sais qu'avec ta mémoire
file
disparait
la brassée le bouquet la fleur
la nature choit mollement à tes pieds
adieu la toute puissance
le mot qui crée
tiens dans sa toile
ces corps
le tien les leurs
l'histoire complète et dérisoire de la matière
traces olfactives volatiles
dans l'herbe


/


Et tu déroules
ta série d'images
encore une
nature morte
singerie grimace logorrhée
tu effeuilles
tentes de croire de faire croire
fais semblant
que les mots sont plus forts
que tes morts



samedi 2 avril 2016

(c) Hellen van Meene

Murièle Modély & compagnie

Les figues (extrait)

Dans le jardin, il y a un figuier qui donne beaucoup en été. Tu n'aimes pas les figues, mais comme tu aimes encore moins jeter, tu les manges. Tu dis, en enfournant d'un geste vif la figue dans ta bouche, "Faut pas gâcher". Et tu en mâches une, puis une autre, encore une autre avec un léger haut-le-cœur que tu maîtrises en grimaçant.

Le figuier, tu ne l'as pas choisi. La maison non plus. Cela arrive parfois de se retrouver dans un rêve qui n'est pas le sien. Y est-on mal pour autant ? 

Voilà à quoi tu songes, peut-être, en mordant à pleines dents la chair molle pourpre. Ou peut-être que tu ne penses à rien. Rien d'autre qu'à ta mastication, à ta déglutition. Tu essuies ta bouche d'un revers de la main, une trace sucrée clôture ton sourire. Il n'aime pas ça ; tu manges seule. 


*


Le dernier volume des X & compagnie, série pilotée par Walter Ruhlmann depuis 2012 avec Amber Decker & Friends suivi de 17 autres volumes d'auteurs et artistes anglophones et francophones. Ce mois d'avril 2016 voit paraître : Murièle Modély & compagnie. Édité par Walter Ruhlmann. Co-édité par Murièle Modély. Photographie de couverture de Bruno Legeai. Illustrations Maxime Dujardin. Avec les textes de Anna Jouy, Murièle Camac, Lidia Badal, Marlène Tissot, Al Denton, Jean-Marc-Flahaut, Perrine Le Querrec, Céline Renoux.
© mgv2publishing ; contributeurs, avril 2016
86 pages 7€ plus frais de port
Disponible ici

 
je danse à moitié nue
autour du brasier
les chaînes à mes chevilles
sifflent un air faux
une mélopée stridente
et terrible
je danse
les bras levés
agitant un drapeau
blanc - évidemment
vers le point minuscule
que je vois fondre à l'horizon
je ris et je hulule
est-ce que tu entends ?


/

est-ce que tu entends
la PEUR
l'autre
la grande
à majuscule
celle qui étend son voile
sur les os de nos crânes
la PEUR
qui déploie ses hastes
ses courbes
roule des « r »
caracole
nu
sexe brandi
corne aiguisée
tamponne tanne
la haine à nos pieds


/

et je crois
merveilleuse foi
que ma bouche saura tout maîtriser
planter son fanion rose
humide
tout en haut de la hune
je crois qu'à la ligne et au point
la langue suce dissout
le réel




Extrait de Je te vois, éditions du Cygne, 2014, toujours disponible là,en savoir plus ici