Elle croit que je ne la vois pas, parce qu'elle me regarde par en dessous.
Elle n'a pas le courage de planter ses yeux fermement dans les miens.
Faut qu'elle se cache derrière son carnet, qu'elle me dévore du nez, des yeux, de la bouche. En douce.
Elle écrit.
Elle glisse ses sales petites pattes de mouche, sur la bouse qui lui sert cahier.
J'ai pas besoin de lire, pas besoin de déchiffrer son écriture torturée pour savoir.
Qu'elle écrit de la merde... que ma vie sur sa feuille est une merde.
Elle nous la joue "j'absorbe les gens de la vraie vie, les cassés, de traviole..."
Après, la tête penchée comme une écolière sur son livret, les doigts crispés sur son stylo plume, elle recrache tout ça, vite fait, bien fait, sur la page blanche.
Je sais pas pourquoi je pense ça, ou plutôt si... Je pense ça, à cause des coups d'oeil obliques. Sur moi et deux autres estropiés assis à attendre... Je pense ça, parce que j'ai bien vu la courbe de son envie, et sa crainte furtive dans la façon ostensible de dresser son carnet.
Elle écrit, elle rature, elle coupe, elle tranche. Je suis en morceaux sous ses doigts tâchés d'encre.
Je ne veux pas qu'elle m'écrive, qu'elle m'avale. J'ai pas envie qu'elle me fourre dans l'enveloppe, ses métaphores et ses effets de style. Pas envie qu'elle colle sur ma peau, ses schémas, sa littérature, sa prose, ses poses. Je ne veux pas servir en filigrane ses névroses.
Quand elle va rentrer chez elle, s'installer à table, boire un thé peut-être, allumer son ordinateur, elle va penser à moi. Ou plutôt non, elle va penser à elle qui me regarde, ou non à elle qui regarde à travers moi. Elle va rentrer chez elle, se servir de mes bosses, de ma silhouette, de mes cicatrices, pour me fondre totalement dans une autre.
Elle croit que je ne la vois pas, mais on ne voit plus qu'elle.
Son cahier, son stylo, ses yeux torves, son crâne hydrocéphale légèrement penché.